Vous avez dit fibres alimentaires ?

Le chimiste que je suis s’étonne toujours quand il voit des termes de chimie utilisés dans des sens périmés ou simplement faux. Par exemple, sous la plume d’une naturopathe qui se prétend « experte », je lis : « et cette forte cuisson provoque également une réaction chimique appelée “molécules de Maillard” ». Il s’agit là du comble de l’ignorance puisque cette personne – qui se targue de donner des conseils – confond la réaction chimique et les objets de cette réaction, un peu comme si l’on disait « la cuisson est un procédé que l’on nomme casserole».

Cependant,  il n’y a pas lieu de perdre son temps à dénoncer toutes les ignorances étalées publiquement : elles sont trop nombreuses. Non, il est préférable d’éclairer nos amis avec des idées justes, surtout quand la chimie a progressé, tandis que le discours public continue de tourner avec des mots anciens. Une autre fois, il faudrait que je discute dans cette rubrique des mots périmés que sont « albumine » (au singulier), « chlorophylle » (au singulier), « réaction de Maillard » (au singulier ou au pluriel), etc. Mais, ce mois-ci, nous avons suffisamment à faire avec le terme de « fibres », au sens de « fibres alimentaires ».

Mise en évidence

En effet, ce mot a été initialement introduit pour désigner les composés non digestibles présents dans la paroi cellulaire des plantes, telles la cellulose, l’hémicellulose et la lignine. Mais que sont déjà ces trois composés ? Pour les définir, rien ne vaut l’expérience qui consiste à utiliser un extracteur à jus dans lequel on met de simples carottes. Tandis que le jus sort, il reste dans l’appareil un résidu solide… qui ne se dissout pas, même dans de l’eau bouillante : ce sont des fibres.

On peut d’ailleurs se demander pour quelles raisons les jeter plutôt que de les utiliser pour cuisiner ? C’est ainsi que j’ai proposé à mon ami Pierre Gagnaire de récupérer des fibres afin de donner davantage de consistance à des confitures. Autre exemple : nous les avons utilisées, à Singapour, dans le cadre d’un repas mettant eu œuvre la « cuisine note à note »1. Elles nous ont permis de créer une consistance de navet remarquable. Au lieu de travailler les navets de manière conventionnelle, nous en avons extrait les fibres et nous les avons ajoutées au jus de navet qui avait été réduit avec un puissant fond de volaille. L’ensemble avait été gélifié par de l’agar-agar, et le résultat était merveilleux.

Toutefois, il est nécessaire d’entrer un peu dans les détails : les végétaux tels que le navet ou la carotte, par exemple, sont des assemblages de « sacs » qui contiennent majoritairement de l’eau, et qui sont « cimentés » par des molécules de ces composés que sont les celluloses, les hémicelluloses, les pectines ou la lignine.

Ces derniers sont des « polysaccharides », ce qui signifie que leurs molécules sont des enchaînements de groupes d’atomes qui sont des « sucres », à savoir que des atomes de carbone sont liés en cycles, et liés par ailleurs à des groupes hydroxyles nombreux (lire encadré ci-contre).

Il y a « fibres » et « fibres »

Après cette définition initiale, les nutritionnistes ont précisé la notion de « fibres alimentaires ».

On a ainsi désigné les restes squelettiques de cellules végétales résistantes à la digestion par les enzymes humaines : cette définition fait venir dans le groupe des fibres les composés que sont les gommes, les celluloses modifiées, les mucilages et les pectines.

Là encore, nous devons nous replonger dans quelques explications. Que sont les gommes, tout d’abord ? Encore des polysaccharides ! Ainsi, la gomme arabique, par exemple, est l’exsudation d’acacias. La gomme adragante, quant à elle, vient de plantes du genre Astragalus. La gomme tara est issue d’un arbre d’Amérique du Sud et la gomme gellane est obtenue par des fermentations. Toutes celles-ci sont des auxiliaires culinaires anciens : j’ai, en effet, un livre de cuisine du tout début du XXe siècle qui utilisait la gomme adragante comme fixateur de crème chantilly ! Et les gommes font partie de l’arsenal de la cuisine moléculaire, cette cuisine rénovée que j’ai proposée dès les années 1980.

Que sont les celluloses modifiées, ensuite ? La cellulose étant à la fois insoluble (les chemises de coton ne se dissolvent pas – heureusement- même dans l’eau bouillante) et inerte chimiquement, on a cherché, et trouvé, des moyens de les dissoudre.

Les méthylcelluloses, carboxyméthyl- celluloses, hydroxypropylméthylcelluloses, entre autres, servent à retenir de l’eau, tout comme la farine lie une sauce, mais avec plus de stabilité chimique.

Et quid des mucilages pour finir ? Il s’agit encore des polysaccharides qui gonflent au contact de l’eau et qui peuvent être d’origine végétale, fongique, bactérienne, algale, etc. Pensons, par exemple, à la racine de guimauve qui est utilisée depuis longtemps.

La notion de fibre alimentaire recouvrant des composés variés, plusieurs types de classification ont été proposés, selon la composition, mais aussi selon les propriétés chimiques et biologiques, comme la solubilité dans l’eau, la viscosité ou la fermentabilité par les micro-organismes du système digestif. Mais, in fine, tout tient évidemment dans la structure moléculaire, et, notamment, les capacités de gonflement correspondent à des possibilités de ralentir la vidange gastrique ou de se lier à des ions métalliques.

Aussi, quand je considère rétrospectivement les fibres, au terme de cette analyse « chimique », je me dis qu’il y a fibres et fibres. Pour une nutrition moderne, nous devons savoir de quoi nous parlons, et sans doute observer plus finement ce que le simple mot « fibre » induit.

Les définitions du Codex alimentarius

En 2009, une nouvelle définition des fibres, rendue possible par la mise au point de nouvelles méthodes de détermination analytiques, a été donnée par le Codex alimentarius, commission créée par l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), dont l’objectif est de protéger la santé des consommateurs et de promouvoir des pratiques loyales en matière de commerce de denrées alimentaires.

Pour le Codex, les fibres alimentaires sont des « polysaccharides à dix unités monomères ou plus, qui ne sont pas hydrolysés par les enzymes endogènes dans l’intestin grêle humain ».

Évidemment, la limite de 10 est un peu arbitraire, mais il faut bien donner une valeur, non ?

 

Les sucres : un peu comme l’eau

Parler de « groupes hydroxyles », pour définir les sucres, n’éclaire guère ceux qui ont oublié leur chimie. Pour les sucres, il s’agit simplement de dire que les atomes de carbone des cycles (dont l’enchaînement fait les polysaccharides) sont, pour la majorité d’entre eux, liés à un atome d’oxygène qui est lui-même lié à un atome d’hydrogène. Des molécules ainsi construites contiennent beaucoup d’énergie, sous forme chimique. D’ailleurs, le bois, quand il est sec, ne brûle-t-il pas, alors qu’il est principalement fait de cellulose, d’hémicellulose et de lignine ? Il faut aussi ajouter que nous avons tous vu de la cellulose pure : c’est le coton hydrophile. De même, on peut observer la lignine quand on regarde une grande feuille d’arbre, tombée sur le sol, dont il ne reste plus que les nervures de lignine après que la cellulose a été dégradée.

1-La cuisine note à note consiste à cuisiner en utilisant, non pas des ingrédients traditionnels, mais des composés purs, extraits des aliments ou synthétisés. En les combinant, on peut obtenir la consistance, la couleur, la saveur, l’odeur ou les apports nutritifs d’un plat. On peut ainsi créer des combinaisons infinies et totalement inédites.