Le gluten, une question de chimie… ou de cuisine ? 

La nutrition et la diététique parlent abondamment de gluten, mais que sait-on vraiment ?

Je crois qu’il serait d’utilité publique que nous invitions tous les enfants, dès l’école, à réaliser cette expérience qui consiste à séparer le « gluten » et l’ « amidon » de la farine de blé. Nous examinerons plus loin pour quelle raison je mets des guillemets à ces deux mots, « gluten » et « amidon ».

Commençons par l’expérience suivante : à 100 grammes de farine de blé (par exemple de type 55, lire le premier encadré), on ajoute un peu d’eau, on malaxe, on ajoute encore de l’eau, on malaxe, et ainsi de suite jusqu’à obtenir une pâte ferme qui ne colle ni aux doigts, ni au récipient. Cette pâte devient d’ailleurs de plus en plus ferme, à mesure qu’on la travaille… Et comme on s’ennuie en faisant un geste mécanique, nous avons notre tête pour nous interroger : pourquoi la farine pulvérulente se transforme-t-elle en une boule de pâte ferme quand on ajoute de l’eau, pourtant liquide ?

Il était une fois le gluten…

C’est cette question qui a été explorée au 18e siècle par le chimiste italien Jacopo Beccari et par le chimiste alsacien Johannes Kesselmeyer. Ces derniers ont finalement proposé l’expérience suivante, de lixiviation, qui consiste à placer la boule de pâte dans un saladier d’eau claire et à la malaxer doucement. On voit alors une poudre blanche sortir de la pâte, tandis qu’apparaissent des filaments jaune clair. Puis, quand plus aucune poudre blanche ne sort, on récupère une matière viscoélastique, c’est-à-dire élastique (elle revient un peu sur elle-même quand on l’étire) et visqueuse (elle flue). C’est ce qui est nommé – dès le 18e siècle – « gluten », tandis que la poudre blanche est nommée « amidon ».

Gluten & amidon

On aurait obtenu un tout autre résultat si l’on avait utilisé non pas une farine blanche, mais une farine complète.

En effet, avec la farine complète, il y aurait eu des fibres dans l’eau et je rappelle à mes amis nutritionnistes et diététiciens que les fibres sont, par définition, non digestibles et souvent à l’origine de ballonnements qu’il ne faut pas confondre avec des intolérances.

Mais pourquoi les guillemets à ces deux mots, « gluten » et « amidon » ? Tout d’abord, parce que ces produits ne sont pas chimiquement constants !

Par exemple, les grains d’amidon sont principalement des assemblages de couches concentriques de composés qui ont pour nom amylose et amylopectine, dont les proportions, d’une part, mais aussi la constitution chimique particulière d’autre part, diffèrent selon les blés, les années, les saisons…

Parler d’amidon au singulier est donc réducteur. D’autant qu’il existe peu de différences chimiques entre amidons et fécules… Sauf que chacun d’entre eux est particulier. Par exemple, la fécule de maïs contient beaucoup plus d’amylopectine que d’autres amidons. D’où, d’ailleurs, des comportements culinaires particuliers.

L’effet sucre

Adoptée au 18e siècle, la terminologie « gluten », est donc très ancienne. D’où les guillemets. Entre-temps, les chimistes ont considérablement progressé et ont peu à peu découvert que ce « gluten » était constitué de diverses sortes de protéines, notamment des gliadines et des gluténines, en proportions analogues.

Et c’est quand les molécules de ces protéines sont en présence d’eau qu’elles la captent pour se lier en un grand filet. D’ailleurs, la captation n’est pas bien forte, comme on s’en aperçoit en enchaînant l’expérience de l’ « effet sucre » qui aide à comprendre la manière dont les protéines de la farine s’assemblent en une masse viscoélastique : une expérience toute simple qui permet par ailleurs d’obtenir des pâtes à foncer* plus friables, dignes d’un grand pâtissier.

Haut les pâtes !

Commençons donc par élaborer une boule de pâte bien dure, avec eau et farine. Nous savons que les grains d’amidon sont alors enchâssés dans le réseau (un filet à trois dimensions) de « gluten », les protéines du gluten étant reliées par les molécules d’eau. Ajoutons maintenant du sucre glace à notre pâton, et malaxons : le sucre s’incorpore progressivement à la pâte, à savoir qu’il se disperse, avec les grains d’amidon, dans le réseau de gluten… mais, surtout, on voit la boule de pâte se défaire ! Oui, elle se défait, parce que les molécules de sucre captent davantage l’eau que les protéines du gluten, et que l’on forme ainsi un sirop, où viennent se disperser protéines et grains d’amidon. Or, un sirop, même quand il est ainsi une « suspension », est un liquide, qui s’écoule. Cette expérience est importante pour qui veut faire une pâte à foncer friable, et non pas dure. À bon entendeur…

* La pâte à foncer est utilisée pour les préparations sucrées ou salées (tartes, flans, tartelettes etc.). Elle sert à tapisser le fond d’un moule afin d’y accueillir une garniture.

Les justes terminologies des pâtes

Observons que nous avons utilisé plusieurs fois l’expression « pâte à foncer », plutôt que « pâte à tarte », ou « pâte sablée », ou « pâte brisée ». Pour quelle raison?

En fait, c’est le nom que l’on doit donner – depuis toujours – à des pâtes avec lesquelles on « fonce » des moules, pour des tourtes ou pour des tartelettes (on l’ignore, le mot « tarte » est un anglicisme tardif). Les « pâtes à foncer » se différencient des « pâtes à dresser » utilisées pour les pâtés chauds et pour les pâtés froids (la terminologie « pâté en croûte » ou « pâté croûte » est idiote, parce que les pâtés sont précisément en pâte, en croûte, contrairement aux terrines qui sont… préparées dans des terrines).

Mais même si l’on en reste à de la pâte à foncer, la plongée dans les livres d’enseignement de la cuisine montre du grand n’importe quoi. Déjà, pour ma thèse de sciences, où je définissais formellement la « gastronomie moléculaire », je m’étais intéressé à la question, et j’avais vu que le plus grand désordre régnait entre les termes de « pâte brisée » et de « pâte sablée » : ayant considéré les textes de Gaston Lenôtre et d’un grand nombre praticiens du même acabit, j’avais vu que, pour environ la moitié d’entre eux, c’était la proportion des ingrédients qui faisait la différence, alors que pour l’autre moitié, c’était le procédé. Comment voulez-vous vous y retrouver dans des conditions pareilles et enseigner raisonnablement ?

D’autant que, ces derniers temps, les auteurs s’affrontent à propos des pâtes obtenues par sablage et des pâtes par crémage ! La technique par sablage consiste à frotter entre les mains la farine et le beurre, avec un peu de sel, et d’ajouter de l’eau. Pour la technique dite par crémage, on mélange le sucre et le liquide (œufs, ou jaune, ou lait, ou eau). Quand le sucre est dissous (plutôt que « fondu »), on ajoute le beurre malaxé et l’on mélange à nouveau. Puis, on ajoute la farine au mélange obtenu et l’on frase*. Toutefois, s’il y avait eu une réelle différence, n’aurait-on pas parlé de pâtes sablées et de pâtes crémées ?

 

Quel type de farine pour réaliser des pâtes : 45 ou 55 ?

Les recettes de cuisine, et notamment en pâtisserie, indiquent parfois d’utiliser plutôt une farine de type 45 ou une farine de type 55… Mais on sait combien la cuisine, née de transmissions souvent orales et rarement fondées sur des expérimentations fiables, a finalement produit d’âneries, à côté de procédés robustes. C’est d’ailleurs un travail de la « gastronomie moléculaire » que de tester les « précisions culinaires », à savoir les ajouts techniques aux définitions données par les recettes. Par exemple, la définition d’une compote de poire est : poires, eau, sucre, chauffer. Le fait d’ajouter ou non du jus de citron pour conserver la couleur est une « précision » (juste dans ce cas) ; le fait de cuire dans du cuivre étamé pour avoir une compote bien rouge est également une « précision » (fausse). Bref, les auteurs de recettes stipulent parfois le type de farine… mais parfois en ignorant ce dont il s’agit. Beaucoup croient que plus le type est élevé, plus il y a de « gluten ». En réalité, le type indique non pas la proportion de protéines, ni même leurs propriétés viscoélastiques, mais le « taux de cendres » : à savoir la quantité de matière qui subsiste à la calcination. Certes, il est vrai que les farines les plus blanches, les plus raffinées, venant du centre du grain, ont un taux de cendres inférieur aux farines complètes, et que la proportion de protéines est alors moindre. Toutefois, ce type ne dit rien de la force des farines : il peut arriver qu’une farine de type 45 d’un blé particulier, cultivé une année particulière dans une région particulière, ait plus de protéines qu’une farine de type 55 d’un autre blé. Depuis longtemps, je milite pour que l’on indique plutôt la teneur en protéines que le type (ou bien les deux), sans me faire d’illusion : dire le contenu total en protéines ne dit pas les qualités culinaires d’une farine.