Mangeons en connaissance de cause… moléculaire

Attention Benzène !

Pourquoi ? Commençons par dire que le benzène fut découvert par le merveilleux chimiste anglais Michael Faraday, au 19e siècle. Ainsi, alors qu’il distillait des goudrons de houille, il récupéra un liquide transparent comme de l’eau, volatile, avec une odeur douceâtre, et non soluble dans l’eau. Il restait donc à identifier cette mystérieuse substance. En effet, à l’époque, les chimistes effectuaient des analyses « élémentaires », ce qui ne veut pas dire qu’elles étaient simplistes, imprécises ou rudimentaires… Non, «élémentaire» est ici l’adjectif qui correspond au mot « élément ». C’est ce que fit Faraday qui dut doser les éléments chimiques constituant la matière nouvellement découverte : ils s’avérèrent être du carbone et de l’hydrogène. En d’autres termes, le benzène est donc un «hydrocarbure», ce qui signifie qu’il contient seulement ces deux éléments. Au-delà, il apparut même que la molécule en question était faite de 6 atomes de carbone et de 6 atomes d’hydrogène. Restait à comprendre comment ces atomes étaient liés entre eux… Ce fut l’apport d’un chimiste allemand nommé Friedrich Auguste Kekulé, qui montra que les 6 atomes de carbone d’une molécule de benzène étaient comme les sommets d’un hexagone régulier, avec un atome d’hydrogène lié à chacun d’entre eux. Ultérieurement, les travaux montrèrent même que les molécules de benzène étaient planes, et non tordues en forme de chaises ou de bateaux, comme on aurait pu s’y attendre.

 

Une histoire d’ADN

Cette planéité (ainsi que d’autres propriétés spécifiques de la molécule de benzène) nous permet enfin d’arriver à la question du cancer, thème principal de ce numéro de Nutrition infos. En effet, les cellules vivantes de notre organisme se divisent, se multiplient au terme de processus compliqués mais pour lesquels la « réplication de l’ADN » est essentielle. Ainsi, c’est parce que des «ouvriers moléculaires», les enzymes, font deux molécules d’ADN à partir d’une seule que les deux cellules qui résultent de la division d’une cellule vivante peuvent avoir chacune une molécule d’ADN, comme la cellule initiale. Résultat, c’est l’information contenue par l’ADN qui permet aux cellules de fonctionner alors qu’elle est décodée par des molécules qui les parcourent et les lisent. Mieux encore, depuis les formidables travaux des biologistes Francis Crick et James Watson, et de quelques autres, au début du 20e siècle, on sait que l’ADN est une molécule en forme de double hélice, comme une échelle que l’on aurait tordue. Ses barreaux sont ce que l’on nomme des paires de bases, des structures planes, non pas comme des barreaux cylindriques d’une échelle rudimentaire, mais plutôt comme de petites planchettes parallèles les unes aux autres, comme dans un escabeau. Or la molécule de benzène, qui est plane, peut venir se loger entre deux de ces planchettes et se lier chimiquement à la molécule d’ADN avec une certaine force. Lors de la réplication de l’ADN – ou encore lorsque la machinerie cellulaire vient lire l’information de l’ADN pour faire fonctionner les cellules -, cette intercalation du benzène vient tout perturber et, en simplifiant, contribuer au cancer. On comprend évidemment que le benzène n’est qu’un exemple de composés qui peuvent venir créer des dommages dans l’organisme et cette observation conduit naturellement à l’alimentation.

 

Gare aux grillades

Prenons, ainsi, l’exemple des barbecues, puisque les combustions s’accompagnent de la synthèse d’hydrocarbures aromatiques polycycliques, qui sont également des molécules planes, cousines du benzène. Nous déplorons la complexité du nom de ces composés (souvent abrégé en « HAP »), mais il ne faut pas oublier d’interpréter le nom complet. Hydrocarbure, tout d’abord : nous avons vu que cela signifie la seule présence de carbone et d’hydrogène. Aromatique, ensuite : cela précise que ces composés sont de proches cousins du benzène. Polycycliques, enfin : si le benzène a une molécule où les atomes de carbone forment un cycle, hexagonal, pour les HAP, coexistent plusieurs cycles adjacents. Au final, comme les HAP sont effectivement dangereux, je conseille à mes amis qui aiment la viande cuite au barbecue de ne pas mettre la viande au-dessus des braises (ce qui dépose beaucoup de HAP) mais plutôt devant : les rayonnements infrarouges cuisent tout aussi bien, et, de surcroît, on peut glisser une lèchefrite sous la viande afin d’en récupérer les jus. Pour le dire différemment – et parce qu’il y a lieu de rectifier des erreurs qui furent enseignées pendant longtemps -, lors du rôtissage d’une viande, celle-ci se contracte, et, comme une éponge pleine d’eau que l’on presse, libère du liquide, en l’occurrence le jus. Avec la viande devant les braises, et non dessus, on évite entièrement le dépôt de composés cancérogènes, et l’on supprime donc le risque associé à ces composés.

 

Faut-il se méfier de l’estragon ?

Toutefois, d’autres cousins du benzène peuvent également s’avérer néfastes. On citera par exemple, le para-allylanisole, qui est abondant dans le basilic ou l’estragon. En bref, si les feuilles de l’une et l’autre plante ont du goût, c’est parce qu’elles contiennent des composés, que l’on peut d’ailleurs extraire. Il s’agit des composés majoritaires de l’« huile essentielle », et la totalité de ceux-ci représente environ un pour cent du poids de la feuille. Dans ces huiles essentielles d’estragon ou de basilic, il y a respectivement 95 et 85 pour cent de ce para-allylyanisole, que l’on désigne souvent simplement sous le nom d’estragole. Or, ce dernier a une molécule analogue à celle du benzène, mais avec des espèces de branchements de chaque côté du cycle hexagonal et un cycle central qui reste plan, et donc capable de nuire gravement à notre santé.

Faut-il alors éviter de manger du basilic ou de l’estragon ? Gardons à l’esprit que, dans un très grand nombre de cas, c’est la dose qui fait le poison, mais, également que des expériences de toxicologie tout à fait intéressantes ont montré que, à quantité d’estragole égale, des feuilles d’estragon ne provoquent pas les dégâts cellulaires que causent l’estragole pur. Pourquoi ? Peut-être parce que la plante contient des composés qui bloquent l’estragole. La cellulose ? La pectine ? On l’ignore à ce jour, mais ce serait évidemment très important de le savoir.

 

Pour de bons barbecues, utilisons des «coquilles»

Dans les livres de cuisine du siècle dernier, on trouve parfois des publicités. Certaines d’entre elles font de la réclame pour des «coquilles»… qui amélioraient le rôtissage. En effet, nous savons bien que si nous sommes devant le feu qui brûle dans une cheminée, la chaleur nous réchauffe.
Il en va de même pour une broche qui porterait une viande. Et c’est ainsi que la viande doit rôtir, devant le feu et non dessus, sans se charger de composés cancérogènes. Cependant, il faut que la broche tourne, sans quoi une seule face de la viande serait cuite. D’où des systèmes de poulies, autrefois, ou des moteurs électriques aujourd’hui.
Que sont donc ces fameuses coquilles ? Nos aïeux avaient imaginé un astucieux système pour améliorer le rôtissage : on plaçait, derrière les broches, des demi-cylindres d’axe horizontal, qui agissaient comme des réflecteurs renvoyant les rayonnements infrarouges (la «chaleur») vers l’arrière de la viande. Tout simplement !

 

Des questions de solubilité

Le para-allylanisole, principal composé de l’odeur d’estragon ou de basilic, est très peu soluble dans l’eau. Et c’est tant mieux, car nos aliments sont faits majoritairement d’eau : jusqu’à 99% dans une feuille de salade. Autrement dit, quand nous mangeons estragon ou basilic, il n’est pas certain que l’estragole qui s’y trouve puisse venir nous nuire.
En revanche, j’éviterais absolument de consommer des macérations d’estragon ou de basilic dans l’alcool… car l’estragole s’y dissout bien. On peut avoir une idée d’une telle dissolution en comparant l’estragole, avec l’anéthole ou para-propénylanisole.
Ce dernier composé est ce qui donne le goût anisé de l’anis, du cumin, du carvi… et du pastis ! Et il n’est que très peu soluble dans l’eau, alors qu’il est soluble dans l’éthanol. Ainsi, quand on verse le pastis dans de l’eau, on voit se former un trouble blanc, parce que l’anéthole qui était dissous se rassemble en myriades de petites gouttes, invisibles à l’œil nu, qui dévient la lumière. Et quand la lumière est blanche, le trouble est blanc.