Entretien avec Mathilde Touvier – « La nutrition au carrefour de facteurs culturels, économiques et écologiques » – Partie 3

Directrice de recherche à l’Inserm et investigatrice principale de l’étude NutriNet-Santé, Mathilde Touvier s’intéresse aux relations de causalité entre nutrition et santé humaine, avec une approche holistique et multidisciplinaire. Les travaux de son équipe participent à l’élaboration des recommandations du Programme national nutrition santé. Pour l’année 2022-2023, elle est invitée sur la chaire annuelle Santé publique du Collège de France, chaire créée en partenariat avec Santé publique France. Ses enseignements sont disponibles sur le site www.college-de-france.fr.

Par Laurent Feneau, publié le 04 mai 2023

Entretien avec Mathilde Touvier – « La nutrition au carrefour de facteurs culturels, économiques et écologiques » – Partie 3

Quel est le cheminement entre l’obtention de résultats scientifiques et la formulation de recommandations alimentaires ?

Dans l’équipe que je dirige, nous avons la chance de participer à tous les maillons de cette longue et importante chaîne. Cela part de la production de connaissances scientifiques par la recherche, cependant les recommandations ne se fondent pas sur une seule étude. Les études doivent être reproductibles et les preuves se construire par une approche multidisciplinaire. Pour le cas des additifs, on regarde les mélanges auxquels la population est exposée et l’on tente de déterminer les liens potentiels avec les pathologies, une approche épidémiologique. Parallèlement, on collabore aussi avec des équipes qui travaillent sur des souris, des modèles in vitro, et qui vont mimer ces mêmes mélanges d’additifs, afin de tester de manière causale l’impact de ces mélanges sur la génotoxicité**, le microbiote, etc. Pour apporter ces preuves en nutrition-santé, nous construisons un faisceau d’arguments par une répétition d’études épidémiologiques et expérimentales. Puis, tout cela passe par une expertise collective, pilotée par des organismes tels que l’Institut national du cancer, l’Anses ou encore le Haut Conseil de la santé publique. À l’échelle internationale, des structures comme le WCRF (World Cancer Research Fund) répertorient de manière exhaustive toute la littérature scientifique du domaine nutrition-cancer avec des critères précis pour déterminer les niveaux de preuve. À l’issue de ces expertises, les facteurs dont l’impact sur la santé (favorable ou défavorable) sera jugé convaincant ou probable seront traduits en termes de recommandations pour le public ou en termes de modifications de la réglementation pour telle ou telle substance.

Dans le tumulte d’informations, parfois fausses ou contradictoires, en matière d’alimentation, comment vous faites-vous entendre, en tant que chercheuse, sur la scène publique ?

C’est une bonne question qui peut se poser dans beaucoup de domaines scientifiques, comme cela s’est vu, ces dernières années, avec des avis sur le Covid donnés à tout bout de champ par des non-spécialistes. C’est d’autant plus vrai dans le domaine de la nutrition et de la santé, où tout le monde se saisit du sujet ; puisque nous mangeons tous, nous sommes tous concernés. De nos jours, avec les réseaux sociaux, le risque est que toutes les voix soient mises sur le même plan. On le voit fréquemment quand on est invité dans les médias. On se prête volontiers au jeu, car c’est un bon moyen de faire passer les bons messages face à un budget de communication en santé publique assez maigre. Sur des plateaux télévisés, par exemple, notre avis est parfois mis sur le même plan que celui d’un citoyen non spécialiste, d’un industriel, ou de quelqu’un qui a créé une start-up pour vendre tel ou tel produit. Il n’y a rien de mal à entendre plusieurs sons de cloches, au contraire, mais le problème se situe dans le nivelage de l’information, car nous n’avons pas tous le même niveau d’expertise sur ces sujets. On essaie donc de rester toujours sur une ligne scientifique, de ne pas tomber dans le manichéen, avec un discours très pesé qui dit clairement ce que l’on sait et ce que l’on ignore encore.

Avez-vous rencontré d’autres difficultés particulières tout au long de votre parcours ?

L’une des difficultés majeures réside dans l’obtention de financements en recherche publique, mais cela n’est pas propre à notre domaine. L’autre problème important, un peu plus spécifique au type de travail que nous effectuons, c’est la pression que nous subissons de la part de l’industrie agroalimentaire et des détracteurs. Quand on a proposé le Nutri-score, il s’est produit une levée de boucliers et, à l’époque, certains industriels ont même tenté de faire interdire nos travaux de recherche en écrivant aux ministères… Ce sont des pressions qui se retrouvent dès que l’on souhaite faire passer la santé publique devant les intérêts économiques de grandes entreprises… Dont l’intensité du lobbying anti-Nutri-score est inversement proportionnelle à la qualité nutritionnelle de leur portefeuille de produits. C’est ce qui me motive encore plus. Mais cela vient donc avec la contrainte, pour nous, de ne fonctionner qu’avec des financements publics pour éviter des situations de conflit d’intérêts.

Propos recueillis par William Rowe-Pirra. Tous droits réservés, Collège de France, 2023.

** Génotoxicité : une substance est dite génotoxique lorsqu’elle peut compromettre l’intégrité physique ou la fonctionnalité du matériel génétique (ADN) dans les cellules.

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