Émulsifiants alimentaires et microbiote intestinal

Depuis le milieu du xxe siècle, la consommation d'aliments « ultra-transformés » a considérablement augmenté. En parallèle, une forte augmentation de l'incidence de certaines maladies inflammatoires chroniques, notamment celles touchant l'intestin, et du syndrome métabolique a été observée.

Erica Bonazzi, Clara Delaroque, Benoit Chassaing Inserm U1016, CNRS 8104, université de Paris, Équipe « Microbiote intestinal dans les maladies inflammatoires chroniques », Paris, France. benoit.chassaing@inserm.fr Les auteurs déclarent n'avoir aucun lien d'intérêt concernant les données publiées dans cet article., publié le 02 février 2023

Émulsifiants alimentaires et microbiote intestinal

Maladies inflammatoires chroniques et agents émulsifiants : un lien ?

Depuis le milieu du xxe siècle, la consommation d’aliments « ultra-transformés » a considérablement augmenté. En parallèle, une forte augmentation de l’incidence de certaines maladies inflammatoires chroniques, notamment celles touchant l’intestin, et du syndrome métabolique a été observée. Ces maladies sont favorisées par des altérations du microbiote intestinal [1-3], ce qui suggère que certains aliments ultratransformés peuvent, par leur impact sur ce microbiote, favoriser l’apparition de ces maladies. L’intestin est normalement protégé des bactéries du microbiote grâce à la présence du mucus qui s’interpose entre l’épithélium et ces micro-organismes [4], et de nombreux travaux ont rapporté l’existence d’une localisation anormale du microbiote intestinal dans diverses maladies inflammatoires [5].
La production des aliments ultra-transformés implique l’utilisation d’additifs alimentaires pour en améliorer la texture et prolonger la durée de conservation. Les agents émulsifiants, dont la carboxyméthylcellulose (additif E466), sont très utilisés afin d’améliorer les caractéristiques organoleptiques1 des aliments transformés. En 2013, une équipe de recherche avait montré que l’augmentation de la consommation d’émulsifiants, présents dans les aliments ultra-transformés, était corrélée à une augmentation de l’incidence de la maladie de Crohn, une maladie inflammatoire chronique de l’intestin [6].
Nous avons par la suite montré, dans un modèle murin, que la consommation de carboxyméthylcellulose est suffisante pour induire une sévère perturbation du microbiote intestinal, conduisant au développement d’une inflammation intestinale chronique et à un dérèglement métabolique [7, 8]. En raison de leurs propriétés détergentes, de leur omniprésence dans les aliments ultra-transformés, et de leur capacité à augmenter la translocation bactérienne à travers le mucus in vitro et chez la souris [4, 9, 10], les agents émulsifiants sont ainsi suspectés de jouer un rôle dans la survenue de l’inflammation intestinale chronique. Ces résultats ont conduit à étudier l’impact de ces agents émulsifiants, en particulier la carboxyméthylcellulose, sur le microbiote intestinal humain.

 

Impact de la consommation de carboxyméthylcellulose sur le microbiote intestinal murin et humain

L’utilisation des agents émulsifiants dans les aliments ultra-transformés est réglementée par l’EFSA (European food safety agency) et la FDA (Food and drug administration), en se fondant sur la désignation GRAS (generally regarded as safe) mise en place par ces agences. En 1960, celles-ci ont par exemple autorisé l’utilisation de la carboxyméthylcellulose dans les aliments jusqu’à une concentration maximale de 2 %, en dépit de l’absence de tests de sécurité robustes. Bien que cet additif, comme d’autres, ne soit pas absorbé dans l’intestin, son interaction avec le microbiote et la muqueuse intestinale peut avoir certains effets indésirables. En 2015, nous avons ainsi rapporté l’existence d’un changement considérable de l’abondance des différentes espèces bactériennes composant le microbiote intestinal des souris après l’ingestion de carboxyméthylcellulose [7].
La consommation de cet additif augmentait également la capacité de certaines bactéries du microbiote à infiltrer le mucus recouvrant l’intestin, favorisant ainsi l’inflammation intestinale [7]. Grâce à l’utilisation d’un modèle de souris axéniques, dépourvues de microbiote, nous avons pu montrer que de telles modifications du microbiote augmentent la susceptibilité de certaines souris génétiquement prédisposées à développer une colite, tandis que des dérèglements métaboliques étaient observés chez les souris de génotype sauvage [7]. La présence de la carboxyméthylcellulose dans notre alimentation et son effet néfaste chez la souris nous ont conduits à nous interroger sur l’impact de la consommation de cet agent émulsifiant chez l’homme, et une étude randomisée chez des volontaires sains, dont l’alimentation était entièrement contrôlée, a été réalisée.

L’omniprésence des additifs dans notre alimentation quotidienne a nécessité l’hospitalisation des participants pendant le temps de l’étude. La moitié d’entre eux ont ainsi consommé pendant 14 jours une nourriture dépourvue de tout additif alimentaire, tandis que les autres ont consommé une nourriture supplémentée en carboxyméthylcellulose. L’existence de douleurs abdominales a été évaluée chez ces participants avant et après l’étude. Les participants du groupe sans additif alimentaire n’ont déclaré aucun changement, tandis que les participants du groupe ayant ingéré de la carboxyméthylcellulose ont déclaré en moyenne cinq fois plus de douleurs abdominales après les 14 jours de ce régime.
Nous avons comparé, avant et après le régime, la composition du microbiote intestinal et de l’ensemble des molécules qui lui sont associées (métabolome), et avons ainsi constaté un changement dans la composition du microbiote chez les participants ayant consommé la carboxyméthylcellulose (Figure 1). Certaines espèces bactériennes bénéfiques, telles que Faecalibacterium prausnitzii, étaient beaucoup moins présentes après quelques jours de consommation de cet émulsifiant. De plus, les échantillons de matières fécales provenant des patients ayant consommé la carboxyméthylcellulose présentaient, dès trois jours après le début de l’ingestion de l’émulsifiant, une diminution de nombreux métabolites considérés comme bénéfiques pour l’intestin (Figure 1). Cette étude a ainsi révélé l’existence d’un impact de l’ingestion de carboxyméthylcellulose sur la composition, mais aussi sur la fonction du microbiote intestinal [11].
Une coloscopie réalisée chez les participants au début et à la fin de l’étude a permis d’identifier un sous-groupe de sujets ayant consommé la carboxyméthylcellulose chez lesquels les bactéries intestinales s’étaient considérablement « rapprochées » de l’épithélium intestinal, une caractéristique observée lors des maladies inflammatoires de l’intestin et du diabète de type 2, et dont on suspecte le rôle dans l’apparition et la chronicité de ces maladies. Ce sous groupe de participants à l’étude présentait également les altérations les plus importantes de la composition de leur microbiote, suggérant que les grandes variations interindividuelles du microbiote intestinal influencent la réponse aux agents émulsifiants. En effet, malgré l’existence d’une modification du microbiote, en termes de composition et de fonctionnalité, chez tous les participants ayant consommé la carboxyméthylcellulose, cette modification étaient plus importante chez certains que chez d’autres (Figure 1) [11].

Figure 1. Conséquences de la consommation de carboxyméthylcellulose sur la composition du microbiote.© M&S

Vers une alimentation personnalisée ?

Cette étude réalisée chez l’homme montre la nécessité d’évaluer la dangerosité des nombreux additifs alimentaires utilisés par l’industrie agroalimentaire, même s’ils ne sont pas absorbés dans l’intestin. Bien que la durée courte de l’étude n’ait pas permis d’observer le développement éventuel de maladies inflammatoires chroniques de l’intestin ou un dérèglement métabolique chez les participants, les résultats obtenus chez ceux ayant consommé la carboxyméthylcellulose confirment les conclusions des études précédentes chez l’animal indiquant que la consommation à long terme de cet additif alimentaire pourrait favoriser ces maladies chroniques. De plus, la consommation des agents émulsifiants dans les aliments ultra-transformés est souvent associée à un régime riche en graisses et en sucres, dont les effets délétères sur la santé sont connus [12].
Cette nouvelle étude a également révélé la variabilité de la sensibilité du microbiote à la consommation de carboxyméthylcellulose. En effet, l’intensité des altérations causées par cet émulsifiant était très hétérogène d’un individu à l’autre, indiquant que de telles études sur les additifs alimentaires doivent comporter un nombre de sujets suffisant pour prendre en compte cette hétérogénéité. L’identification des facteurs impliqués dans l’intensité de la réponse individuelle à la consommation d’agents émulsifiants – ou d’autres additifs alimentaires – s’inscrit, quant à elle, dans la perspective d’une médecine préventive et personnalisée contre les effets délétères de ces additifs alimentaires.

 

RÉFÉRENCES

  1. Caruso R, Lo BC, Núñez G. Host-microbiota interactions in inflammatory bowel disease. Nat Rev Immunol 2020 ; 20 : 411-26.
  2. Dabke K, Hendrick G, Devkota S. The gut microbiome and metabolic syndrome. J Clin Invest 2019 ; 129 : 4050-7.
  3. Neurath MF. Host-microbiota interactions in inflammatory bowel disease. Nat Rev Gastroenterol Hepatol 2020 ; 17 : 76-7.
  4. Johansson MEV, Phillipson M, Petersson J, et al. The inner of the two Muc2 mucin-dependent mucus layers in colon is devoid of bacteria. Proc Natl Acad Sci USA 2008 Sep 30 ; 105 : 15064-9.
  5. Daniel N, Lécuyer E, Chassaing B. Host/microbiota interactions in health and diseases-Time for mucosal microbiology! Mucosal Immunol 2021 ; 14 : 1006-16.
  6. Roberts CL, Rushworth SL, Richman E, et al. Hypothesis: Increased consumption of emulsifiers as an explanation for the rising incidence of Crohn’s disease. J Crohn’s Colitis 2013 ; 7 : 338-41.
  7. Chassaing B, Koren O, Goodrich JK, et al. Dietary emulsifiers impact the mouse gut microbiota promoting colitis and metabolic syndrome. Nature 2015 ; 519 : 92-6.
  8. Chassaing B. Rôle de certains additifs alimentaires dans l’apparition d’une inflammation intestinale et du syndrome métabolique chez la souris. Med Sci (Paris) 2015 ; 31 : 586-8.
  9. Naimi S, Viennois E, Gewirtz AT, et al. Direct impact of commonly used dietary emulsifiers on human gut microbiota. Microbiome 2021 ; 9 : 66.
  10. Roberts CL, Keita AV, Duncan SH, et al. Translocation of Crohn’s disease Escherichia coli across M-cells: contrasting effects of soluble plant fibres and emulsifiers. Gut 2010 ; 59 : 1331-39.
  11. Chassaing B, Compher C, Bonhomme B, et al. Randomized controlled-feeding study of dietary emulsifier carboxymethylcellulose reveals detrimental impacts on the gut microbiota and metabolome. Gastroenterology 2021 ; S0016508521037288.
  12. Tran HQ, Bretin A, Adeshirlarijaney A, et al. “Western diet”-induced adipose inflammation requires a complex gut microbiota. Cell Mol Gastroenterol Hepatol 2020 ; 9 : 313-33.
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