Dysphagie sarcopénique

Augmentation du risque de chutes et d’infections, allongement de la durée d’hospitalisation, ou encore accroissement de la dépendance… Autant de conséquences potentielles bien connues d’un syndrome gériatrique défini pour la première fois en 19891 par le professeur de nutrition américain Irwin Rosenberg : la sarcopénie. Caractérisé – en substance – par une perte progressive de masse et de fonction musculaire avec l’âge, le processus est, depuis lors, largement étudié par les chercheurs et médecins du monde entier : pas moins de 25 500 publications2 en ont fait mention au cours des trente dernières années… Ça n’est toutefois qu’en 2012 qu’une équipe japonaise a mis le doigt3 sur une autre conséquence possible de la sarcopénie, jusqu’alors absente de la littérature scientifique : le développement d’une difficulté à déglutir, autrement dit, d’une dysphagie.

Un cercle vicieux

« De la même façon qu’elle entraîne une perte de mobilité lorsqu’elle s’exprime sur les membres inférieurs, la sarcopénie peut, dans le cas de la filière oropharyngée, avoir pour conséquence une dysphagie. On parle alors de dysphagie sarcopénique », explique la Professeure Claire Falandry, PU-PH en oncogériatrie au CHU de Lyon4 et membre de l’équipe DO-IT du laboratoire CarMeN5,6. « Cette dysphagie sarcopénique se distingue ainsi, par exemple, d’une dysphagie d’origine neurologique », précise-t-elle. Une distinction qui se cantonne toutefois aux causes fondamentales de ce trouble : ses conséquences potentielles, elles, restent les mêmes, à commencer par le risque de développement de pneumopathies d’inhalation. Mais ça n’est pas tout : par les craintes, les sensations désagréables, voire les douleurs qu’elle peut engendrer, la dysphagie peut conduire à une diminution de la prise alimentaire, et donc à une très probable dénutrition protéino-énergétique… Un état pathologique qui se révèle justement, lui-même, l’une des causes de la sarcopénie. « Il se forme alors un véritable cercle vicieux », souligne la Pre Falandry. Une boucle de renforcement dans laquelle, en outre, d’autres composantes entrent en jeu, telles qu’une mauvaise santé bucco-dentaire. « Cela peut amener à abuser des aliments à texture modifiée, ce qui, au bout d’un moment, va réduire la capacité de mastication et les réflexes de déglutition », explique l’onco-gériatre lyonnaise.

« Il faut donc parvenir à mettre en place des modalités d’actions multiples, permettant de casser ce cercle vicieux », note ainsi Nicolas Massé, interne en gériatrie, dans le cadre d’un webinaire diffusé en septembre 2023 par l’Institut Nutrition. Des modalités multiples, face auxquelles l’intervention d’une équipe pluridisciplinaire se révèle ainsi cruciale.

Une approche multidisciplinaire pour casser le cercle vicieux

« Il existe encore peu d’études robustes et de grande ampleur qui évaluent l’impact de la réhabilitation et de la nutrition sur la dysphagie sarcopénique. Quelques publications montrent malgré tout d’ores et déjà qu’une prise en charge systémique et pluridisciplinaire alliant rééducation orthophonique de la déglutition, réhabilitation physique du corps entier, mais aussi support nutritionnel, permet de casser le cercle vicieux, et même de progressivement faire régresser le trouble », observe Laure Soulez Larivière, ex-orthophoniste désormais diététicienne-nutritionniste libérale à Paris et titulaire d’un diplôme universitaire de nutrition du sujet âgé, qui note toutefois la difficulté que représente, pour l’heure, la mise en place d’une telle approche pluridisciplinaire dans le cadre d’un exercice libéral.

La professionnelle n’en demeure pas moins très au fait des différents leviers à actionner dans le cadre d’une prise en charge nutritionnelle de la dysphagie, a fortiori lorsqu’elle est d’origine sarcopénique. Un trouble qu’elle juge d’ailleurs, au passage, encore bien trop peu pris en compte par la communauté médicale, à l’image, finalement, de la sarcopénie dont elle découle…

Prise en charge nutritionnelle : de nombreux leviers à actionner

Quoi qu’il en soit, en matière de prise en charge de la dysphagie sarcopénique, « tout commence par une enquête alimentaire de trois à cinq jours, suivie d’un calcul des ingesta », explique Laure Soulez Larivière. « Ensuite, la première chose à faire consiste à rééquilibrer les repas, à corriger d’éventuelles erreurs diététiques afin de s’assurer que les besoins, en protéines et en calories notamment, soient comblés », poursuit la diététicienne-nutritionniste, soulignant au passage l’importance de la personnalisation et de l’adaptation des conseils nutritionnels aux goûts de chaque patient.

Lorsque cela ne suffit pas, l’enrichissement de l’alimentation est alors de mise. « C’est d’ailleurs quasiment incontournable », note-t-elle. Un enrichissement protéique, certes – via l’ajout, par exemple, de lait en poudre ou encore de poudre de protéines spécialement adaptée à la prise en charge de la dénutrition – mais également calorique ; un apport énergétique suffisant se révélant, en effet, essentiel au bon fonctionnement du métabolisme protéique. « On va pour cela préconiser des matières grasses de qualité – huile de colza, de noix, d’olive… – mais aussi, pourquoi pas, conseiller d’augmenter la portion de glucides, en ajoutant par exemple des flocons de purée de pomme de terre dans une soupe », détaille la diététicienne-nutritionniste.

Le tout, en prenant naturellement soin d’adapter éventuellement les textures en fonction des prescriptions établies par un professionnel habilité : médecin ORL, kinésithérapeute ou encore orthophoniste. Y compris, lorsque cela est nécessaire, au niveau des compléments nutritionnels oraux. « Si les précédentes étapes ne permettent pas d’atteindre les besoins protéino-énergétiques du patient, on va ajouter ces fameux CNO à la stratégie de prise en charge nutritionnelle. Il faut alors faire très attention à leur texture ! Certains peuvent en effet se révéler très collants, dans le cas de crèmes-dessert par exemple, ou encore trop liquides, pour certaines boissons », décrit en effet la professionnelle. « On se réfère donc encore une fois aux avis du médecin ORL, du kinésithérapeute ou de l’orthophoniste », ajoute-t-elle.

Stimuler les sens

Outre cette attention portée aux textures, un travail autour de l’enrichissement sensoriel des l’alimentation peut aussi se révéler bénéfique. Via une mise en avant des saveurs et des couleurs, mais aussi une présentation soignée. « L’alimentation mixée, par exemple, peut en effet rapidement se révéler repoussante, et devenir une source de lassitude… », prévient la diététicienne-nutritionniste. Au-delà de cet aspect, la professionnelle met également en avant tout l’intérêt que peut revêtir un travail autour des sensations trigéminales : fraîcheur du menthol, piquant de la moutarde, pétillant de l’eau gazeuse… Autant de sensations qui permettent en effet d’accroître la perception sensorielle des aliments par le patient, et qui constituent d’ailleurs l’un des axes d’un ambitieux programme de recherche porté par la Pre Claire Falandry : DYSPHAGING (lire ci-contre).

Enfin, même si l’éviction de certains aliments à risque en matière d’inhalation peut se révéler nécessaire, c’est avant tout à la mesure qu’appelle, sur ce plan, la diététicienne-nutritionniste Laure Soulez Larivière : « On s’aperçoit notamment que les listes toutes faites sont anxiogènes pour les patients et donc éthiquement discutables… On va ainsi avant tout chercher à travailler les textures – par la cuisson, la préparation des aliments… – pour réduire le risque d’inhalation. Lorsqu’il est cuisiné en risotto, fondant et bien crémeux, le riz par exemple peut, dans de nombreux cas, être dégluti sans difficulté. »

Une approche qui – comme d’ailleurs la prise en charge de la dysphagie sarcopénique dans son ensemble – nécessite aussi une certaine implication des proches et aidants du malade lui-même : conjoint(e), mais aussi auxiliaires de vie. Comme le souligne finalement la diététicienne-nutritionniste : « Il reste, sur ce plan, un gros travail de sensibilisation à faire ».

  1. DOI : 10.1093/ajcn/50.5.1231
  2. Données PubMed.
  3. DOI : 10.1111/j.1532-5415.2012.04123.x
  4. Institut du Vieillissement, Hospices Civils de Lyon / Service de Gériatrie, Centre Hospitalier de la Croix-Rousse, Hospices Civils de Lyon.
  5. Inserm U1060, INRA U1397, Université Claude Bernard Lyon 1, INSA Lyon, Faculté de Médecine et de Maïeutique Lyon Sud – Charles Mérieux, Université de Lyon.
  6. Laboratoire biomédical de recherche dans le domaine des maladies cardiovasculaires, du métabolisme, de la diabétologie et de la nutrition.
  7. DOI : 10.1136/bmjopen-2023-081333
  8. DOI: 10.1016/j.clnesp.2022.09.653

 

DYSPHAGING : un ambitieux programme de recherche-action autour de la dysphagie sarcopénique

« La dysphagie sarcopénique est au croisement d’une multitude de problématiques », explique celle qui porte, depuis son lancement en 2021, le programme DYSPHAGING, la Pre Claire Falandry. Des aspects tant sociaux, culturels, que purement médicaux autour desquels l’onco-gériatre et son équipe des Hospices Civils de Lyon ont ainsi élaboré ce vaste programme, qui portera par exemple, entre autres axes de recherche, sur l’étude de la modification des préférences alimentaires des patients âgés dysphagiques ; le développement de CNO spécifiquement adaptés à ce trouble ; ou encore d’une stratégie de « marketing social » visant à faire changer les regards – encore largement stigmatisants – autour  du « manger main » : une pratique qui pourrait en effet se révéler un atout pour stimuler les sens des patients atteints de dysphagie sarcopénique…

Si toutes ces pistes n’ont, pour l’heure, pas encore été explorées, le programme lauréat en 2021 du Prix de l’Institut Nutrition a toutefois d’ores et déjà abouti au lancement d’une étude pilote7 portant sur la faisabilité d’une procédure de dépistage et de prévention des risques associés à la dysphagie des patients âgés hospitalisés en unités gériatriques.

 

Prévention et dépistage précoce : deux clés de la lutte contre la dysphagie sarcopénique

Si une prise en charge pluridisciplinaire – nutritionnelle, mais aussi orthophonique et physique – se révèle la clé pour traiter la dysphagie sarcopénique lorsqu’elle se déclare, agir en amont est aussi possible, et même crucial. Si cela passe ainsi avant tout par la prévention de la dénutrition – qui fait en effet le lit de la sarcopénie – ainsi que par la pratique d’une activité physique adaptée, le dépistage précoce se révèle également capital pour prévenir l’emballement de la boucle de renforcement dans laquelle s’insère la dysphagie sarcopénique.

Un dépistage qui porte donc sur deux entités : la sarcopénie, d’une part, mais aussi la dysphagie en tant que telle, d’autre part. « On ne dispose aujourd’hui, pour ce second aspect, que d’outils assez classiques, tels que le test de DePippo », explique la Pre Claire Falandry. « Mais de nouvelles approches, basées sur des techniques d’intelligence artificielle, pourraient changer la donne », estime l’onco-gériatre. Une équipe espagnole a en effet notamment développé8 des algorithmes d’IA permettant, à partir de données issues des dossiers médicaux des patients, d’identifier les plus à risque de troubles de la déglutition. « Il s’agit-là d’une solution prometteuse pour protéger précocement ces populations à haut risque », note la Pre Falandry.